Oublier Tchernobyl pour construire une centrale nucléaire
- Részletek
- Kategória: A l’ombre des catastrophes industrielle - Articles
- Írta: Mikalai Mialiuk
- Találatok: 6951
[Ce texte est basé sur l'article de Uladzimir Valodzin "Comment on construit la centrale nucléaire biélorusse" publié sur le site de l'édition biélorusse du Monde diplomatique en avril 2010 (http://www.monde-diplomatique.by)]
Le 25e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl a été commémoré sur fond d'accident dans la centrale nucléaire japonaise de Fukushima-1. Cette année, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté dans le monde entier pour rappeler le devoir de mémoire et réclamer la sortie du nucléaire. Curieusement, aucun événement majeur n'a été observé ce jour-là en Biélorussie, pays qui a pourtant le plus souffert des retombées radioactives de l'explosion nucléaire en Ukraine.
Contrairement aux années précédentes, le traditionnel défilé commémoratif de l'opposition dans les rues de Minsk a été interdit par les autorités et remplacé par un petit "meeting de deuil" autorisé dans un parc éloigné du centre-ville. Pour accéder au lieu du rassemblement, les quelques dizaines de participants ont dû passer par des postes de contrôle "anti-terroristes" de la police qui fouillait et filmait chaque personne. La veille du 26 avril, un petit groupe d'anarchistes avait essayé de braver l'interdiction en organisant des manifestations surprises. Bilan: 12 militants (dont la moitié étrangers) arrêtés et condamnés à des amendes ou à dix jours de prison.
Il n'a jamais été facile de manifester dans le pays d'Alexandre Loukachenko, mais le fait de commémorer publiquement Tchernobyl et dénoncer les dangers de l'industrie nucléaire l'est encore moins depuis que le pouvoir eut décidé de construire la première centrale nucléaire sur le sol biélorusse.
Le rêve nucléaire de Loukachenko est en partie l'héritier du programme nucléaire qui date de l'époque soviétique. En 1965, l'Académie des sciences de la République soviétique socialiste de Biélorussie a fondé l'Institut de l'énergie nucléaire. Sa vocation était double: civile et militaire. Dans les années 1980, l'institut menait notamment des recherches pour créer un miniréacteur nucléaire mobile "Pamir" de 630 kWt. Ces miniréacteurs, suffisamment légers pour être transportés par camions ou par hélicoptères, étaient destinés à alimenter les bases mobiles de lancement de missiles intercontinentaux...(1) Parallèlement, en 1983, le gouvernement a commencé la construction d'une centrale nucléaire civile à 40 km de la capitale biélorusse (2). Tchernobyl a stoppé les deux projets. Voyant l'ampleur du désastre, la réaction et l'impuissance du gouvernement, les plus éminents spécialistes du nucléaire, y compris les dirigeants de l'Institut de l'énérgie nucléaire se sont détournés de cette source d'énergie. Le directeur de l'institut, un des artisans du programme "Pamir" Vassili Nesterenko a décidé de se consacrer à l'aide aux enfants vivant dans les zones contaminées.
Les premières années de l'indépendance ont été marquées par la lutte pour la reconnaissance internationale de la catastrophe sanitaire à laquelle la Biélorussie devait désormais faire face seule. Tchernobyl était devenu en quelque sorte une "marque de commerce" de la Biélorussie qui cherchait ainsi à attirer l'aide de la communauté internationale. En 1994, Minsk, à l'instar de l'Ukraine et du Kazakhstan a pris l'engagement de proclamer la Biélorussie zone dénucléarisée (en renonçant à l'arme nucléaire soviétique), en échange de garanties de sécurité de la part des puissances nucléaires.
Mais l'aide internationale tardait à venir, tandis que le pays avait de la difficulté à fournir le soutien nécessaire à la population des régions contaminées. Dans ce contexte, un certain lobby pro-nucléaire composé des "anciens combattants" de l'Institut continuait à persuader le gouvernement de la nécessité de construire une centrale nucléaire en Biélorussie. En 1997, une commission gouvernementale a cependant décrété une période d'attente de 10 ans pour qu'une nouvelle génération de "réacteurs sûrs" ait le temps de faire ses preuves.
Entretemps, le lobby nucléaire international représenté par l'AIEA (et les instances de l'ONU qui lui sont inféodées, comme l'OMS) a lancé une vaste campagne de négationnisme et de désinformation, visant à présenter Tchernobyl comme un accident banal, certes grave, mais qui aurait fait quelques centaines de victimes tout au plus. Des rapports de l'ONU se sont mis à fustiger la "radiophobie", la "dépendance parasitaire" et la "mentalité de victime" dont souffriraient les résidents des zones contaminées et qui les empêcheraient de se reprendre en main. Leurs problèmes de santé s'expliqueraient donc par ... le stress et les "généreux" avantages sociaux qui encourageraient la négligence. En se basant sur les conclusions d'un de ces rapports, en 2002, la Banque mondiale a élaboré un Programme Tchernobyl pour la Biélorussie qui fournissait une justification psychologique et morale aux récentes coupes budgétaires dans les programmes d'aide aux victimes de la catastrophe. Jusqu'ici le gouvernement expliquait la suspension temporaire des paiements des compensations par le manque de fonds et la nécessité de réduire le déficit public. La Banque mondiale proposait d'abolir définitivement tout droit aux compensations. Parmi les arguments, on trouve celui-ci: "Par exemple, dans certaines régions touchées par la catastrophe de Tchernobyl on observe un taux de natalité plus élevé que la moyenne du pays, ce qui s'explique, probablement, par des allocations plus élevées accordées aux familles nombreuses et d'autres privilèges sociaux"(3). Quant au rapport tristement célèbre de l'AIEA et de l'ONU présenté à Vienne en 2005 (lire l'article de Alison Katz, "Conséquences de Tchernobyl", Le Monde diplomatique, décembre 2010), il a été favorabement accueilli par la presse d'Etat biélorusse. "Mais qu'est-ce que les experts ont dit de sensationnel?", s'étonnait de la réaction indignée des environnementalistes le journal de l'administration présidentielle "Belarus Segodnia".
Si ce négationnisme de Tchernobyl a soudain trouvé un terreau fertile en Biélorussie, c'est que, vers le début des années 2000, il y a eu une certaine convergence entre l'offensive du lobby nucléaire international, un certain tournant monétariste et néolibéral du régime biélorusse (d'où les coupes dans les budgets et droits sociaux) et sa décision d'imposer à la population son propre programme nucléaire dont les motivations profondes restent encore à expliquer.
Alors que Minsk est régulièrement dénoncé pour ses atteintes à la liberté d'association et d'expression, certains programmes internationaux impliquant la "société civile" se sont bien adaptés au climat politique hostile. Par exemple, les projets ETHOS et, plus tard, CORE qui imposent le "partenariat" du lobby nucléaire internationale, des industriels occidentaux (agroalimentaires français notamment), des autorités biélorusses et de certaines ONG au service des campagnes de désinformation des populations des régions contaminées (voir l'enquête de Sortir du nucléaire(4)).
Parallèlement à l'abolition des droits aux compensations des victimes et aux réductions du "budget Tchernobyl", le gouvernement renforce le financement du programme nucléaire et adapte la législation nationale aux besoins de la future centrale. Les compensations et les avantages sociaux des victimes ont été définitivement abolis en 2007. C'est à cette époque que le projet de la centrale atomique biélorusse a acquis le statut de l'évidence, tandis que ses opposants ont été étiquetés "ennemis du peuple". Le gouvernement bloque régulièrement l'accès à l'information concernant la construction de la centrale nucléaire, dont les travaux ont commencé de facto sans aucune consultation publique. Les militants anti-nucléaires locaux, jusqu'aux simples signataires de la pétition contre la centrale, sont régulièrement intimidés ou menacés par les services de KGB, leurs manifestations sont interdites. Tous les coups sont permis pour mater la société civile, massivement (sinon majoritairement) hostile au nucléaire.
Mais qu'est-ce qui motive le gouvernement dans son retour au nucléaire? La Biélorussie n'ayant pas de fonds propres pour financer la construction, une des raisons pourrait être la simple possibilité d'obtenir un prêt russe de plusieurs milliards de dollars (principale raison pour laquelle le gouvernement a choisi le réacteur russe) qui donnerait des contrats hautement profitables aux entreprises publiques et privées proches du pouvoir. Celles-ci seraient chargées de la construction des infrastructures de la future centrale. Quand le temps viendra de rembourser le prêt, c'est le contribuable qui s'en chargera. Et cela malgré de fortes chances que l'argent emprunté ne suffise pas pour terminer le projet. D'ailleurs, le coût de toutes les centrales atomiques construites récemment dans le monde a dépassé le budget alloué au départ (6). Une fois les fonds épuisés, il faudra donc repartir à la chasse aux crédits...
Certains hauts dirigeants biélorusses et russes sont d'autant plus enthousiastes que les possibilités de collusion et d'accaparement des fonds alloués sont importantes. Une étude conjointe de la section russe de Transparency International et de l'organisation écologiste russe Ecodéfense! (Экозащита!) a révélé les risques élevés de corruption lors de l'attribution de contrats par la compagnie Rosatom (7).
Finalement, le nucléaire civil est inséparable du nucléaire militaire. Certes, la Biélorussie n'a ni spécialistes ni usines capables de développer une bombe atomique (même s'il existe une possibilité de produire une "bombe sale" (8)), le simple fait de posséder du combustible est un instrument de chantage potentiel. C'est Loukachenko lui-même qui, en avril 2010, a fourni des arguments en faveur de cette hypothèse en regrettant publiquement que la Biélorussie ait renoncé à l'arme atomique soviétique: "Au pied du mur, j'ai dû alors signer cet accord (sur le retrait de l'arme nucléaire) car tant la Russie que les Américains ont fait pression sur moi, en formulant des promesses (…). Non, il ne fallait pas le faire, c'est une marchandise très chère que nous devions tout compte fait vendre au prix fort" (...) Si nous avions aujourd'hui l'arme nucléaire, on nous traiterait avec plus d'égards." (traduit par http://fr.democraticbelarus.eu/node/2177).
Si aucune des motivations hypothétiques évoquées plus haut ne peut expliquer à elle seule le virage pronucléaire du régime, il est probable qu'elles ont influencé la prise de décision au sommet du pouvoir.
Malgré tout, la résistance existe. En février-mars 2010, une expertise écologique citoyenne du projet nucléaire biélorusse a été organisée par l'association Ecodom. Plusieurs chercheurs réputés (I. Nikitchenka, H. Lepin, A. Yablokov, Y. Varonezhtsau) y ont participé. Le verdict des anti-nucléaires: "Les données du rapport d'Evaluation de l'impact sur l'environnement (EIE) ne contiennent pas d'évaluation impartiale et indépendante, reproduisant, sans le moindre recul critique, le matériel publicitaire de l'industrie atomique russe"(9). Le Ministère de la Nature a ignoré ces conclusions.
Plusieurs ONG accusent également le pouvoir biélorusse de la violation de la Convention sur l'EIE dans un contexte transfrontière dont la Biélorussie est signataire et qui stipule les obligations des Parties d’évaluer l’impact sur l’environnement de certaines activités au début de la planification (voir http://www.unece.org/env/eia/eia_f.htm). D'ailleurs, le comité d'application de la Convention avait déjà reconnu des violations de la Convention par la Biélorussie dans l'affaire de la construction d'une centrale hydroélectrique près de Grodna. Mais quelle que soit la conclusion de ce comité des Nations Unies au sujet de la future centrale nucléaire, elle risque d'avoir peu d'impact sur la politique du régime biélorusse tant que les autres instances onusiennes continuent à soutenir des programmes et publier des rapports qui cherchent à minimiser l'impact de la catastrophe de Tchernobyl.
Entretemps, aucune avancée importante dans le programme nucléaire biélorusse n'avait eu lieu en 2010. Tout le monde attendait le 19 décembre et les résultats de l'élection présidentielle. Une fois Loukachenko a été réélu pour 5 ans et toute opposition matée sans ménagement, l'activité a repris. Le 25 janvier le directeur de Rosatom Sergei Kirienko a visité Minsk et, deux mois plus tard, l'entente a été signée sur la construction d'une centrale nucléaire en Biélorussie. Le problème est que le fameux prêt russe n'est toujours pas accordé. Moscou "promet'' 6 milliards de dollars, tandis que Minsk demande 9 milliards. La différence couvre le coût des infrastructures... Et le projet accuse déjà un an de retard. Initialement, la centrale devait être mise en exploitation en 2016. Récemment, on a parlé de 2017...
(1) Hervé Kempf. L'URSS disposait de miniréacteurs nucléaires pour missiles. Le Monde, 23 avril 2004 - cité par http://www.dissident-media.org/infonucleaire/proj_fou.html
(2) Смоляр И.Н., Ермашкевич В.Н. Атомная энергетика: аргументы за и против. Минск, 2000 (PDF) - http://kairos.noblogs.org/files/2010/08/atom2000web.pdf
(3) Отчет № 238883-BY. Беларусь: обзор последствий аварии на ЧАЭС и программ по их преодолению. Проект отчета для обсуждения с правительством. - Всемирный банк, 2002
(4) Enquête Tchernobyl. Comment le lobby nucléaire français enterre la vérité en zones contaminées // Réseau "Sortir du nucléaire" (PDF) - http://www.sortirdunucleaire.org/sinformer/themas/tcherno2/enquete-tcherno.pdf
(6) Ложные обещания. Изменение климата, ядерный ренессанс, террористическая угроза, нераспространение, безопасность атомных реакторов... Пропаганда и реальное положение дел в атомной индустрии / Nuclear Information and Resource Service. Москва, 2008 (PDF) - http://www.anti-atom.ru/downloads/false-promises.pdf
(7) Анализ эффективности использования денежных средств при осуществлении деятельности по размещению заказов для нужд Государственной корпорации по атомной энергии «Росатом» / Исследование Центра антикоррупционных исследований и инициатив «Транспаренси Интернешнл – Р» и группы «Экозащита!»; вступление: Владимир Сливяк, Иван Ниненко; текст исследования: Юлия Ткачева. [Москва,] 2010 (PDF-1 і PDF-2) - http://anti-atom.ru/downloads/rosatom_final.pdf; http://transparency.org.ru/doc/rosatom_final_01000_347.pdf
(8) Нассауэр Отфрид. Атомная энергия и проблема ядерного распространения / Ядерная энергия: миф и реальность. Публикация, посвященная ядерным проблемам No.4. 2005 (PDF) - http://www.boell.ru/downloads/nuclear_myth4.pdf
(9) Заключение комиссии Общественной экологической экспертизы проекта строительства атомной электростанции в Республике Беларусь. Минск, 2010 (DOC) - http://atomby.net/file/zakluchenie_oee_bel_aes.doc